C’est vrai
que n’importe quelle affirmation peut être réfutée avec cohérence ; que
l’opposition entre les partisans de la culture analogique et ceux du numérique
s’interprète souvent comme une bagarre entre des réacs -les premiers- et des avant-gardistes
; que l’évolution de la science, la technologie et une grande quantité
d'activités humaines dépend de plus en plus de l’informatique ; que, dans
le champ de l’art, beaucoup de changements se sont produits et que le numérique
s’y est introduit avec beaucoup de puissance. C’est normal. Or : pourquoi fausser les choses en permettant que les
succédanées volent leur nom aux originaux?
On parle
de la photographie et de ce que tout le monde appelle « photographie
numérique ».
La photographie
La
photographie fut inventée plusieurs fois dans la première moitié du XIXe
siècle, principalement par Niépce, Daguerre et Talbot. La photographie est essentiellement
l’altération chimique d’une surface matérielle sensible, située dans une
chambre obscure, moyennant de la lumière projetée à travers un orifice. Ensuite,
un processus chimique rend visible l’altération mentionnée en produisant une
image : c’est comme si la lumière qui a touché la surface sensible était
restée là ; c’est comme ce qui arrive quand on touche une surface de boue. Cette
empreinte de la lumière sur la matière se produit avec l’héliographie de
Niépce, le daguerréotype, le calotype de Talbot et avec tous les procédés photographiques
ultérieurs. Et c’est cela qu'on a dénommé photographie.
L’image photo-numérique
J’aime bien
donner ce nom à ce que tout le monde appelle « photographie
numérique » ; je crois qu’il correspond bien avec ce qu’elle est. Son
processus consiste à mesurer la lumière qui arrive à chacun des millions
d’alvéoles d’un « système optoélectronique de repérage dans
l'espace » (senseur) et à mémoriser les données sur une
« carte mémoire ». Le senseur récupère son état initial en des fractions de seconde et il est déjà prêt pour une autre prise de données. Ensuite, les
données sont élaborées par des programmes informatiques complexes, transférées
par des câbles et circuits, et il apparait alors une image sur l’écran d’un
ordinateur, un IPAD ou un téléphone portable. Évidemment, ici il n’y a aucune
empreinte : il y a une mémoire
numérique.
Je regarde
cette image et je remarque qu’elle n’a pas de corps : c’est de la lumière
qui sort de l’écran à travers de petits points rouges, verts et bleus… et quand
j’éteins l’ordinateur, elle n’existe plus. (On pourrait dire que quand je ferme
les yeux, les images cessent aussi d’exister… mais n’équiparons pas des
machines et des organes humains et ne nous embrouillons pas avec la
métaphysique). Enfin, pour donner du corps à l’image photo-numérique, et
qu’elle ressemble un « vraie » photographie, je dois
l’imprimer.
Pour cela faire,
je connecte une imprimante à un ordinateur et, moyennant une technologie de
science-fiction, des injecteurs cachés commencent, en émettant un petit cri, à
cracher d’incroyablement petites gouttes, à une vitesse inouïe, sur une surface
de papier. Tout cela se passe d’une façon ordonnée, avec l'application d'un scribe, de droite à
gauche et à l’envers, comme le tambour d’une machine à écrire, comme une
tricoteuse. Le rythme de l’imprimante et le rituel d’usage ont, malgré le fait
que ce soit un appareil domestique, un air plutôt industriel. Finalement, la
feuille sort de la machine avec l’image.
Quand je
la regarde, j’ai une sensation étrange : d’abord, l’admiration ; tout
de suite, l'indifférence. J’imagine que cela se doit au soupçon de ne pas être
moi le véritable auteur de cet objet : que le mérite (ou le démérite)
appartient aux ingénieurs d’IBM, Apple, Microsoft, Adobe, Panasonic, Epson… et
je crois que c’est vrai, parce que sans eux il n’aurait pas d’image
photo-numérique.
Cependant,
avec une boîte de conserve, un peu du papier, de l’eau et quelques sels on peut
faire des photographies.
... ou, plus simplement : en s'allongeant au soleil avec un livre sur le ventre.
Dennis Oppenheim. Reading Position for Second Degree Burn. 1970 |